L'écrivaine du large: un entretien avec Catherine Poulain

6 juin 2017

Il existe un club très sélect de gens pour qui l’urgence de vivre se situe dans les limites à dépasser. Pour qui les voyages et les rencontres diverses leur permettent de bourlinguer à l’infini sans rien devoir à personne. Ce club ne répond qu’à un seul mantra : la liberté ou la mort. La liberté de parcourir le monde, de ne jamais stagner à un seul endroit, de satisfaire à tout instant sa soif d’aventures. Ça fait rêver, n’est-ce pas ? Catherine Poulain, auteure du roman Le grand marin, et éternelle aventurière, fait partie de ce club privilégié. Entretien avec celle qui a vécu dix mille vies et qui en a tout autant devant elle.

«La dernière frontière, c’est tellement mystérieux. Quand on m’a dit que l’Alaska, ça s’appelait The Last Frontier, ça m’a fait rêver ! On se demande ce qu'il y a derrière et on a envie d’aller voir… Moi, je vais y aller, je vais sauter et je vais peut-être mourir. Mais c’est pas grave, je m’envole!» On a aucun mal à imaginer l’écrivaine française Catherine Poulain, ailée, prête à tout pour découvrir ce qui se cache dans les confins de cette frontière du bout du monde, les hautes mers de l’Alaska, qu’elle explore avec tant de finesse dans son premier roman. Épopée digne de Joseph Conrad ou d’Herman Melville, comme le faisait remarquer un article dans L’Obs, Le grand marin suit la jeune et fougueuse Lili dans son désir de devenir pêcheuse en Alaska. Entre les tâches rudes qui dictent la vie quotidienne des marins et la pêche à la morue, cruelle, dure, insensible, Lili forgera sa place parmi une fratrie d’hommes. Le travail est physique et son corps, que Lili pousse, épuise, ignore et bénit à la fois, est témoin de ces épreuves inimaginables. Entre cette entité couchée sur papier et celle bien réelle de Catherine Poulain, que des mots les séparent. Lili, c’est l’alter ego de Catherine, une de ses mille vies.

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Photos : Thomas Christopherson

Catherine Poulain vient de la campagne française, a grandi au cœur de quatre frères et sœurs. Cette position «d’enfant du milieu» lui a toujours plu. «Au milieu, j’ai l’impression qu’on s’occupait moins de moi. J’étais indépendante, c’était la liberté», se rappelle-t-elle clairement. Cette quête de liberté, l’auteure la porte en elle depuis toujours. «J’ai étudié jusqu’à 17 ans pour faire plaisir à mes parents. Mais déjà, je commençais à partir sur le pouce sans leur dire. J’avais envie de voir le monde. Dans le temps, les femmes on leur disait «faut pas faire ça, c’est beaucoup trop dangereux». J’avais l’impression que les hommes s’amusaient à un grand jeu qui était magnifique. C’était physique, c’était l’aventure. Et moi comme j’étais une fille, on me cantonnait aux poupées. Ça m’ennuyait. Je grimpais plutôt aux arbres, aux poteaux télégraphiques ou sur les toits.»

À l’école, les seules matières pouvant attirer son attention étaient le français et la philosophie. Même pas la géographie ? «Les pays, je voulais les voir en vrai. Ça ne m’intéressait pas de les apprendre.» Et son souhait a été exaucé. Des pays, elle en a visités et des métiers, elle en a beaucoup exercés. Barmaid à Hong Kong, c’est plutôt vers l’humanitaire au Népal qu’elle aurait voulu se tourner. «Ce n’était pas à la mode l’humanitaire dans ce temps-là. On m’a traitée de folle. J’ai essayé trois fois. À la fin, j’en ai eu marre, j’ai voulu tenter autre chose.» Tout, pourvu qu’elle demeure libre et qu’elle puisse travailler dans le réel, avec ses mains. C’est donc à Kodiak, en Alaska qu’elle jette l’ancre.

Alors qu’une femme à bord est de mauvais augure (comme la couleur verte d'ailleurs, toutes les superstitions sont dans la nature...), Catherine/Lili en a fait fi, même s’il est parfois tentant de se laisser aller à ces croyances nautiques selon elle : «quand on est sur le bateau pendant des jours et dans les grandes forces des éléments, la vie ne tient qu’à un fil. Au bout de ses forces, dans des états quand même extrêmes, on a besoin de croire non pas en un dieu, mais en des dieux, des énergies. Avoir des rites, des superstitions nous aide à tenir bon, à trouver un sens. C’est vrai que tout est effrayant, alors on se rassure avec ce qu’on peut. C’est puéril, mais c’est agréable de retrouver cette chose très primaire, comme un enfant qui a peur.»

Écrivaine du large

La mer, c’est une histoire d’amour à deux facettes. Comme celle entre Lili et son grand marin. C’est beau et dangereux à la fois. C’est la vie et la mort qui se côtoient au sein d’un même équipage dans une symbiose chaotique. C’est une plongée dans l’absence de sécurité. Bref, c’est le bonheur selon l'auteure: «On se retrouve tout seul avec cette microsociété et là on est obligé d’y faire face, il n’y a pas de replis possible. On découvre que sur ce bateau, on se trouve au milieu des éléments qui sont comme le grand souffle du monde. On est au milieu de la vie. De la mort aussi.» Le grand marin dont s’éprend Lili incarne bien cette dualité. Sur terre, c’est un écorché vif, qui confronte ses démons à grandes rasades de vodka. En mer, il se redresse et devient une tout autre personne. Un mat solide et infatigable que rien n’effraie. Une figure mythologique. C’est la complexité de cet éclopé qui intéressait Catherine Poulain : «Leur côté double, c’est ça que je trouve intéressant dans les êtres humains. Si ce grand marin avait été un beau gars, je l’aurais détesté. Il fallait qu’il incarne cette misère, mais à la fois, il détient la force et le courage, même si en ville c’est un gros soûlard. Je trouve que ce qui nous fait entier, ce sont les opposés.»

Entrevue Catherine Poulain (1 of 31)

Photo : Thomas Christopherson

Dans le roman, on devine l’amour pour l’embarcation, qui porte l’équipage et qui le tient. On prend conscience aussi que dans ce genre de travail se laisser envahir par des choses trop personnelles est inutile. Il faut sortir de son petit ego et travailler pour et avec le bateau. Ça devient une mission. Pour la survie et la sécurité de tous. Pour la pêche. Et pour son propre salut. «Si on prenait tout personnellement, on se recroquevillerait, on se mettrait à pleurer et on sauterait à l’eau.» Alors, il faut relever ses manches et travailler toujours plus que les autres pour prouver toute la force et le caractère dont on est capable. La récompense sera un épuisement total qui procure un plaisir fou aux dires de Catherine Poulain : «Souvent, quand on est parfaitement épuisé, il n’y a plus de soucis, le cerveau arrête de vous ennuyer, la tête et le corps ne font qu’une même chose. Aussi, il y a ce rythme de l’eau qui vous lave, qui vous nettoie.»

Aujourd’hui, Catherine Poulain a troqué sa vie marine pour embrasser celle des pâturages. Bergère dans sa campagne en France, elle n’arrive toujours pas à croire le succès de son roman. « C’est un concours de circonstances que j’aie écrit un livre. Quand quelque chose arrive aussi vite, on le sait, ça peut partir tout aussi rapidement. Je reste prudente. Et comme je suis superstitieuse, je me dis : n’allons pas trop vite. » On touche du bois pour qu’elle nous livre un second roman aussi grandiose que Le grand marin.

Le grand marin, Catherine Poulain, Points