Entrevue avec Hugo Latulippe pour «Le théâtre des opérations»

16 février 2015

La nouvelle série documentaire en huit épisodes Le Théâtre des opérations va à la rencontre de créateurs des quatre coins du monde, dont la démarche artistique est ancrée dans les grands enjeux politiques actuels. Par leurs œuvres et par leur engagement, ces artistes bouleversent les perceptions et interrogent l’ordre établi, ouvrant la voie à une nouvelle narration du monde. Nous avons posé quelques questions à Hugo Latulippe (Alphée des étoiles, Bacon, le film),  producteur, scénariste et réalisateur du Théâtre des opérations.

La série sera diffusée sur les ondes d'ICI ARTV les dimanches à 19h à compter du 22  février. Vous êtes également invités à assister au lancement de la série,qui aura lieu le lundi 23 février à la Cinémathèque québécoise. Hugo Latulippe, les comédiens Émile Proulx-Cloutier, Véronique Côté et Anne-Marie Olivier ainsi que le musicien Alain Auger participeront à cette soirée, qui aura lieu dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois. Finalement, le site web de la série offre des contenus complémentaires des plus intéressants. À découvrir!

" frameborder="0" allow="accelerometer; autoplay; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture" allowfullscreen>
Extraits de la série Le Théâtre des opérations

Entrevue avec Hugo Latulippe

D'où est venue l'idée pour Le théâtre des opérations?

D’abord, il faut donner le crédit à Jacinthe Brisebois et Élisabeth Paradis (NDLR : directrice de la programmation et chef aux productions originales chez ICI ARTV) qui les premières, nous ont parlé d’une série télé sur l’art politique. Ce sont elles qui avaient cette vision-là et qui nous ont approchés. Quand la télé a des idées riches de même, moi je dis PRÉSENT!

À mon avis, nous traversons une crise de la civilisation. On le sait, l’usage d’anxiolytiques est en pleine explosion ici et ailleurs. Le bonheur semble de plus en plus inaccessible à une majorité de gens. Le modèle social-économique qui prévaut dans notre monde pousse les gens (les sociétés?) à courir après une chose qui leur échappe perpétuellement... Une chose qui devient de plus en plus indistincte, abstraite. Et puis, notre manière d’occuper la planète est devenu une menace… pour la planète. Nous traversons une crise de sens.

J’ai l’air de m’écarter, mais pas du tout ; c’est que je pense que l’art peut jouer un véritable rôle dans notre quête vers un nouveau point d’équilibre. Parce que l’art est une manière de nous plugger sur le 220 de nos intuitions profondes. Et je pense que, bien qu’incapables d’opérer un virage à 180 degrés dans leurs vies, bien des gens ont l’intuition que quelque chose ne tourne pas rond avec notre monde. C’est à ce moment que les artistes entrent en scène.

Les personnages de cette série sont un gisement de beauté en action. Ils s’interposent, chacun à leur manière, pour faire basculer le monde du côté de la beauté. Ils battent la trail.
Ils jettent les base d’une nouvelle narration du monde.

Et j’en suis convaincu, l’art permet de faire le ménage dans nos âmes. De voir clair. De faire table-rase. De déceler le mensonge. L’art est un temps de recul qui permet de dégager nos rêves, nos aspirations, de trouver un souffle nouveau. Comme le dit le dramaturge Motti Lerner dans la série : je pense que l’art est un mécanisme de survie.

Hugo-Latulippe
Hugo Latulippe, pendant le tournage du Théâtre des opérations

À quoi le titre de la série fait-il référence?

C’est un emprunt au langage militaire. Cela fait référence au lieu où les combats surviennent. Et pour moi, tous ces artistes des quatre coins du monde qui se retrouvent dans notre série sont des combattants.

Le monde moderne, capitaliste (capituliste!) est un vaste théâtre d’opérations. Nous sommes en guerre. Je pense que notre projet séculaire de progrès social, intellectuel, philosophique a été hi-jacké à notre insu par des forces qui ne servent pas l’intérêt général.

Dans une mesure variable, la plupart des pays du monde en sont venus à servir le projet cannibale d’une minorité de puissants et de corporations qui se nourrissent à même notre énergie commune, à même nos richesses collectives et naturelles…

Et les artistes nous parlent de cette aliénation.
De plus en plus fort.
Les entendrons-nous?

Je crois que c’est une responsabilité de l’artiste de nous dire cette aliénation. Les artistes ont, de tout temps, tenté de nous connecter au sens, à une certaine spiritualité aussi, à la beauté et à la vérité, au sens grec…

Mais la bataille est de plus en plus féroce. À coups de market-ting-ge-ling, d’opérations de relations publiques et de campagnes de communications, les forces qui dirigent notre monde récupèrent systématiquement et de façon de plus en plus sophistiquée la parole libre, la pensée libre. Combien d’artistes mettent désormais malencontreusement leur talent au service des forces?

Alors, voilà. Mon équipe et moi sommes allés au-devant de gens farouchement libres qui s’interposent dans le théâtre de notre quotidien, dans le théâtre de nos Cités, à coups d’œuvres d’art, déployant leurs armes avec maestria.

Selon vous, l'art a-t-il le pouvoir de transformer le monde dans lequel nous vivons? De quelle façon?

Oui. Parce que l’art met au monde des objets de subversion. L’art met au monde des objets avec lesquels nous devront composer désormais... comme autant de pavés dans la mare. Des objets qui ont une conséquence permanente sur nos conceptions du monde, nos sensibilités, nos choix de vies.

J’ai cette exigence-là face à l’art, moi.

Le choc d’une œuvre peut basculer la vie. Je crois à cela. Ça m’est arrivé souvent dans un livre, un film, face à un show de danse, en me prenant un poème dans la gueule.... Je dirais même que l’art doit faire cela. Si l’art se réduit à nous faire oublier nos tracas le vendredi soir ; à nous permettre de nous taper sur les cuisses une petite heure pour effacer nos semaines de misères, de platitudes ou d’angoisses ; si l’art se réduit à un petit gadget sexy qui nous fait tapoter du pied gentiment ; si l’art est le même pour nous tous et qu’il fait consensus… ce n’est peut-être plus de l’art!

L’art nous heurte, nous émerveille aux larmes, nous transforme personnellement et collectivement de manière permanente. Point.

L’art est une forme de l’espérance.

Ou de la colère. Ou de la foi. Ou de la compassion. Ou de l’insurrection. Ou du questionnement existentiel. L’art est un geste qui n’obéit qu’à l’intuition, qu’au geste gratuit et libre. Ainsi, lorsqu’il survient, lorsqu’il passe sur nous… nous voyons plus clairement là où nous irons. Ensemble.

Pourquoi, selon vous, les artistes font-ils parfois l'objet de répression et de censure? En d'autres termes, quelle menace potentielle représentent-ils aux yeux du pouvoir établi?

Les artistes sont l’inverse du pouvoir. Lors de l’acceptation du Nobel en 1957, Camus le disait ainsi : « L’écrivain ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. »

De tous temps, les arts ont été synonymes de libération. De tous temps, les artistes ont créé des mythes qui appartiennent au plus grand nombre et réuni les peuples en un Chant Général. De tous temps, les artistes ont écrits au JE, et rêvé au NOUS. Et ça, ça comporte des risques pour les Conservateurs de Stephen Harper (par exemple), comme pour les pdg de multinationales, qui préféreraient qu’on s’en tienne au JE en tout.

L’art est une déflagration dans notre environnement mental poli et shiné par le political correctness, les intérêts ponctuels et la langue marchandise des gradués en marketing, en communication et en relations publiques. L’art est une bombe à fragmentation dans l’univers du mensonge commandité dans lequel nous sommes tous forcés de vivre au quotidien.

Alors forcément…

La série présente des artistes originaires de partout à travers le monde. Comment les participants ont-ils été choisis?

La recherchiste-étoile Myriam Berthelet, qui a beaucoup contribué aux choix des artistes de cette série avait pour mandat de trouver des gens des 4 coins du monde qui ont une pensée complexe et dont l’œuvre est ontologiquement politique. Ainsi, dans la plupart des cas, nous nous sommes tenus assez loin des artistes dits « engagés » ou « militants ». Cela paraitra surprenant peut-être mais la nuance importe. Je ne voulais pas de porte-paroles ou de spectacles-bénéfices au profit de ceci ou de cela dans cette série. Non, je voulais avoir affaire à des artistes dont la démarche artistique est large, non-cadrée, difficile à mettre dans une petite case ou à cataloguer.

Ce qui les unit est cette conscience d’agir, par leurs gestes créatifs, dans la Cité. C’est ça! Ils ont en commun cette conscience de la portée du geste artistique dans un courant de pensée, une époque, un théâtre d’opération. Ainsi, leurs œuvres sont pétries d’une conscience citoyenne sans être au service d’un enjeu ponctuel. La société dans laquelle ils vivent (le théâtre) agit sur leur œuvre et leur œuvre agit à son tour sur leurs sociétés.

Ça a quelque chose d’assez ambitieux comme projet et je ne dis pas que nous y sommes arrivés complètement. Le malheur avec ce genre de projet fascinant est qu’au moment de terminer, on a encore l’impression d’avoir effleuré le truc! Je pense qu’il nous faudrait faire une saison 2 pis une saison 3 avant de vraiment imaginer faire le tour de la question riche du rôle des artistes dans la Cité! On remet ça?

Parmi les rencontres que vous avez faites pendant le tournage du Théâtre des opérations, y en a-t-il une ou quelques-unes qui vous ont particulièrement marqué?

Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeïer, qui dirige le théâtre de la Schaubühne à Berlin, un des épicentres de l’art contemporain à mon avis. Ostermeïer est un être politique radical et extraordinairement cultivé. C’est pas compliqué, je veux TOUT voir ce qui vient de la Schaubühne, moi.

Le dramaturge et acteur français Stanislas Nordey. Pour son humanisme, son amour de la langue, son engagement dans la vraie vie, sa douceur, son érudition.

La grande cinéaste abénaquise Alanis Obomsawin pour l’œuvre d’une vie à raconter l’Histoire de l’Amérique avec les mots, les faits et les gestes de ceux qui étaient là avant nous. Nul doute qu’en documentant la pensée autochtone américaine de manière si riche, si aimante et foisonnante, elle lègue un héritage sacré aux sept prochaines générations.

TDO-Crise-ThomasOstermeier
Le metteur en scène Thomas Ostermeïer

Aussi j’aimerais rendre hommage à l’équipe esperamos, qui est toute peuplée d’artisans et d’artistes du cinéma qui ont contribué au souffle et à la beauté de cette série. Le crédit leur revient au moins autant qu’à moi! Une série télé, c’est l’œuvre d’un gros band!

Il y a… Michel Lam, Sarah Fortin, Simon Beaulieu, Vali Fugulin et Pierre-Étienne Lessard à la réalisation. Il y a mon ami Alain Auger, musicien en résidence chez esperamos et compositeur des thèmes de la série. Geneviève Perron, Olivier Cheneval & Katerine Giguère à l’image. Sylvain Vary au son. Martin Morissette et Mélanie Chicoine au montage de l’image. Myriam Berthelet et Esther Pilon à la recherche. Luc Raymond et Alain Auger au montage du son. Daniel Toussaint au mixage. Jacinthe Lauzier à la coordination. Étienne Deslières au design général. Odrée Lapointe au montage en ligne et à la colo. Jean-Philippe Massicotte, producteur au développement. Mes amis Mélissa Pietraccupa, Nicolas Fonseca et Isabelle Couture à la production.

TDO-Afrique-DoigtVersLeCiel